Depuis plus d’un siècle, chacun utilise couramment des cartes routières pour préparer un voyage ou se diriger sur le terrain, mais il faut savoir que ce n’était absolument pas le cas aux siècles précédents. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il n’y avait que très peu de cartes, elles étaient d’ailleurs d’une précision toute relative et n’indiquaient pas les voies de communication. La connaissance de la topographie était limitée et le plus souvent les chemins ne figuraient que sur les plans des seigneuries. Seuls existaient quelques récits de voyages ou de pèlerinages lointains susceptibles de servir de guide routier ou d’itinéraire.
Les itinéraires n’étaient alors pas balisés et les panneaux indicateurs n’existaient pas ; s’il y avait des « Grands chemins » ou « Chemins du roi », héritiers des voies romaines et reliant les principales villes du royaume, on devait le plus souvent demander sa route aux habitants des régions traversées.
En 1552, l’éditeur parisien Charles Estienne remédia à cette situation en publiant La Guide des chemins de France, itinéraire routier très détaillé pour tout le royaume. Cet ouvrage indiquait en effet les étapes à suivre d’une ville à l’autre, avec les distances et les obstacles à franchir, les auberges et étapes sur le chemin et les villes traversées (histoire, topographie, économie, etc.). La Guide, avec ses innombrables rééditions et contrefaçons devint pendant un siècle « le livre de poche de tous les voyageurs » (suivant l’expression de Georges Reverdy), messagers, marchands ou pèlerins. D’ailleurs, Charles Estienne publia en parallèle une version réduite à l’intention des seuls pèlerins avec les itinéraires pour se rendre aux principaux centres de pèlerinages de France, d’Italie, d’Espagne et de Terre Sainte.
La Guide est donc très précieuse par la richesse de ses détails. Malgré ses erreurs ou ses approximations, elle nous fournit en effet une image du réseau des grands chemins médiévaux comme le prouvent les récits de voyage et de pèlerinage de la fin du Moyen Âge.
Au fur et à mesure du XVIIe siècle, les cartes devinrent plus nombreuses et surtout plus exactes. Les premières étaient trop imprécises pour être utiles au voyageur et les chemins n’y apparaissaient toujours pas. La première à les indiquer fut en 1645 le Tableau géographique des Gaules, de Jean Boisseau, enlumineur du roi pour les cartes marines et géographiques. Un siècle après, il reprend en fait les itinéraires fournis par Charles Estienne dans la Guide des chemins car ceux-ci étaient toujours utilisés.
À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, le développement des sciences favorisa l’essor de la cartographie. Des spécialistes entreprirent, chacun dans leur province, de réaliser des cartes beaucoup plus précises, résultat de relevés sur le terrain. En Normandie, on dispose ainsi de la carte du diocèse de Coutances par Mariette de la Pagerie en 1684 ou de la carte du diocèse de Lisieux en 1723 par d’Anville, qui prouvent la nouvelle exigence de qualité des auteurs car elles allient exactitude topographique et richesse documentaire.
Parallèlement à cet essor scientifique, la volonté du Pouvoir de disposer de cartes fiables de tout le royaume permit la réalisation de cartes beaucoup plus exactes des différentes provinces. Ainsi au début du XVIIIe siècle, Guillaume Delisle, géographe du roi, publia-t-il des cartes détaillées de différentes provinces françaises (Normandie en 1716).
La réalisation des cartes de Cassini fut une entreprise titanesque commencée à partir de 1747 et en grande partie achevée en 1789. En 1760, une soixantaine de cartes sur les 182 prévues pour couvrir toute la France étaient déjà parues, elles concernaient la région parisienne, la Normandie, la Champagne et la majeure partie de la Bourgogne. Fruits de très longs relevés de terrain et de triangulations, elles sont d’une grande richesse documentaire (toponymie, habitat, monuments, activités, chemins, etc.). Ancêtres des cartes d’État Major et des cartes de l’IGN, elles surclassèrent de très loin toute la production antérieure.
L’historien contemporain et l’archéologue ont constamment recours aux cartes de Cassini pour leurs recherches, notamment pour la compréhension des anciens chemins de pèlerinage. Les routes ne portent malheureusement pas de nom sur ces cartes et l’on ne peut donc pas dire d’une manière définitive par où passait tel ou tel chemin suivi par les pèlerins ou les voyageurs, mais leur présence est essentielle pour l’étude et le repérage des itinéraires suivis par des pèlerins et connus par quelques textes. Les cartes de Cassini pour la Normandie sont particulièrement utiles car elles ont été levées très tôt (1750-1759) et indiquent encore le tracé des anciens grands chemins à côté des nouveaux axes en cours de construction par les ingénieurs du jeune service des Ponts et Chaussées. À partir des années 1750, la monarchie entreprit en effet un travail sans précédent de modernisation du réseau routier, rénovant ou redressant certaines sections et n’hésitant pas à percer de nouvelles routes à travers tout le royaume pour développer les échanges. Le réseau, achevé seulement au début du XIXe siècle, n’a ensuite plus beaucoup évolué jusqu’aux années 1970 et correspondait à celui des routes nationales d’hier.
Les Chemins du Mont-Saint-Michel aujourd’hui balisés et empruntant autant que faire se peut les chemins déjà balisés (GR®, PR®, GRP® et autres itinéraires locaux) s’inscrivent à la suite des itinéraires suivis par les pèlerins qui traversaient la France et l’Europe pour rejoindre le Mont. Dès le IXe siècle et jusqu’au XVIe siècle, le Mont est un sanctuaire de rayonnement européen comme l’atteste la provenance des pèlerins cités dans les textes.
La restitution de ces itinéraires oubliés ne se base pas sur la cartographie des données éparses du culte ou de l’iconographie de l’Archange, mais sur le croisement des mentions retrouvées dans les archives (itinéraires, récits de pèlerins et de voyageurs, etc.) avec la connaissance de l’ancien réseau routier, souvent le même de l’Antiquité à la Révolution. Il n’y avait en effet pas de voies spéciales pour les pèlerins et ces derniers, comme tous les autres voyageurs, utilisaient les mêmes chemins, alors appelés alors « grands chemins », ancêtres des routes nationales des dernières décennies.
Tous les itinéraires suivis par les pèlerins ne peuvent être aujourd’hui restitués et valorisés car chacun définissait son parcours en fonction de nombreuses considérations pratiques ou spirituelles au départ ou au cours de son voyage. De plus la restitution complète est impossible car on aurait restitué un ensemble formant chevelu illisible et impénétrable.
Les voies valorisées par l’Association sont donc une sélection qui s’appuie sur la connaissance des anciennes voies de communication utilisées depuis l’Antiquité. Les lignes qui suivent mettent en perspective la connaissance des anciens grands chemins en relation avec la restitution des « chemins du Mont-Saint-Michel ».
Depuis sa création en 1998, l’association « Les Chemins du Mont-Saint-Michel » a restitué 3.800 km de chemins balisés fruit d’une recherche historique et patrimoniale, sur le terrain et en archives pour proposer quelques uns des principaux itinéraires qui convergeaient vers le sanctuaire normand de l’Archange, permettant le développement de la grande itinérance pédestre à travers de nombreuses régions.
La redécouverte des chemins sur ces documents anciens a permis de replacer dans leur cadre topographique primitif les données éparses retrouvées. Le croisement avec la connaissance des grands chemins des siècles passés a ainsi permis de proposer des itinéraires riches de sens, clefs de lecture du patrimoine historique et paysager, comme l’a souligné la remise du Prix 2018 de la fondation Stéphane Bern pour l’histoire et le patrimoine – Institut de France ». Cette entreprise de valorisation culturelle tient évidemment compte de l’évolution du paysage routier, s’appuie exclusivement des chemins communaux et privilégie l’utilisation de chemin déjà balisés (GR®, PR®, GRP® et autres itinéraires locaux) pourvu qu’ils soient dans le fuseau correspondant à l’ancien Grand Chemin, et permettant ainsi de donner du sens à ces grands itinéraires en les inscrivant dans l’histoire des régions traversées. L’histoire des Chemins du Mont-Saint-Michel, au-delà de l’existence des éléments liés au culte et à l’iconographie de l’Archange, c’est l’histoire de l’aménagement du territoire à travers celle des voies de communication, de la voie romaine à l’autoroute, illustration des échanges entre les territoires…
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